Il y a quarante et un ans, presque jour pour jour, la Cour internationale de Justice de La Haye avait écarté la notion de souveraineté territoriale revendiquée par le Maroc au Sahara Occidental. Les actes internes et internationaux examinés par la CIJ « n’établissaient pas la reconnaissance internationale du Maroc sur le Sahara Occidental » (cf. Recueil CIJ, p. 56).
Plus de 40 ans après cet avis, l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne a réaffirmé aujourd’hui que « le Sahara occidental ne [faisait] pas partie du territoire du Maroc. »
De ce fait, l’accord commercial de libre-échange entre le Maroc et l’Union européenne, en particulier dans les domaines agricoles et de la pêche, ne s’applique pas au Sahara Occidental.
Cet avis de l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne met le Maroc et ses soutiens, notamment européens, comme la France, la Belgique et l’Allemagne, dans une très mauvaise situation.
Indéniablement, ce énième arbitrage annihile toutes les tentatives de Rabat de faire reconnaître des « droits » qu’il n’a pas sur le territoire du Sahara Occidental occupé par l’armée marocaine depuis le 6 novembre 1974.
L’UDM qui soutient le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination conformément à la résolution 1514 (XV) de l’ONU du 14 décembre 1960 sur l’octroi de l’indépendance aux peuples et aux pays coloniaux […], se réjouit de l’avis favorable au Front Polisario donné par l’avocat général de la CJUE aujourd’hui.
SAHARA OCCIDENTAL : AVIS DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE DE LA HAYE (1)
L’avis que la Cour de la Haye devait donner à la demande des Nations Unies a été rendu le 16 octobre 1975 après avoir examiné un volumineux dossier. Rappelons qu’il était demandé à la CIJ de dire « si au moment de sa colonisation le Sahara occidental était un territoire sans maître (une terra nullius) », et, en cas de réponse négative à cette question de dire « quels étaient les liens juridiques du territoire avec le Maroc et la Mauritanie. » Nous tenons à préciser qu’il n’est pas dans notre intention de faire une exégèse de ce texte pour le moins ambigu, mais simplement d’exposer les réponses auxquelles la Cour est parvenue.
a) La réponse à la première question. Après avoir précisé la notion de « terra nullius« (2), alors qu’elle aurait dû, comme l’écrit Charles Vallée (3), « en contester la notion même » (4), la CIJ répondit négativement à la première question pour pouvoir aborder la seconde question qui revêtait le plus d’importance pour le Maroc et la Mauritanie (5).
Si une unanimité s’est dégagée sur le statut du territoire au moment de sa colonisation par l’Espagne, les avis des participants divergeaient sur la justification de la réponse. Certains soulignaient que le territoire n’était pas « nullius » parce que non seulement « les populations qui l’habitaient étaient socialement et politiquement organisées en tribus », mais encore les « chefs qui étaient chargés de les représenter avaient agi en tant qu’autorité compétente pour conclure des traités avec l’Espagne » (6). D’autres prétendaient que si le Sahara occidental n’était pas un territoire sans maître, c’est parce qu’il existait des liens juridiques avec le Maroc et la Mauritanie, que la CIJ devait examiner dans le cadre de la seconde question posée.
b) La réponse à la seconde question. Difficile question parce que deux pays : le Maroc et la Mauritanie revendiquaient des droits sur le même territoire, à laquelle la CIJ devait impérativement répondre puisqu’elle avait conclu que le Sahara occidental n’était pas une « terra nullius ».
Pour déterminer les liens juridiques avec le Maroc, la Cour internationale de Justice devait examiner les « actes internes » et les « actes internationaux » invoqués par lui pour revendiquer la souveraineté sur le Sahara occidental.
Les « actes internes » : Le Maroc prétendait que l’autorité sultanienne se manifestait au Sahara occidental notamment par la perception de l’impôt (Kharaj) (7), la prière qui était dite au nom du sultan du Maroc dans les mosquées du Sahara – un auteur comme Abdellah Laroui fondait quasiment toute la thèse marocaine sur ce fait religieux – et l’allégeance au trône marocain des tribus Teknas. [Un rapide propos sur les Teknas. Son nombre atteignait dans les années 70/80 50000 personnes ; elles constituaient une confédération de 14 tribus d’origine berbère sanhaja et se divisaient en deux groupes « ancestralement » opposés : les Aït Jmel appelés Teknas du Sahel (de l’ouest) et les Aït Bella ou Aït Atman appelés Teknas du cherk (de l’est) qui occupaient la région s’étendant de l’oued Draa à la Saguiet El Hamra, du nord au sud, et de l’Océan Atlantique à la Hammada de Tindouf, en Algérie, d’ouest en est, avec comme point de fixation la province de Tarfaya. »(8)]
Pour la Cour, les arguments du Maroc ne pouvaient être retenus comme preuve d’une quelconque autorité sultanienne sur le territoire, mais reconnaissait que le sultan du Maroc a pu exercer une autorité sur certaines fractions Teknas qui nomadisaient sur le territoire des caïds Teknas qui lui était soumis (9). [Selon Francis de Chassey, les Teknas sont des semi-nomades ; une partie de leurs tribus appartenant essentiellement au groupe Aït Bella ou Aït Atman formé de sept tribus dont les principales sont les Azouafid, Aït Oussa, Id Brahim et Id Ahmed, s’est peu à peu sédentarisée dans les régions du sud marocain. »
La CIJ tire la conclusion que les tribus Teknas « étaient, quant à elles, soumises, dans une certaine mesure au moins, à l’autorité des caïds Teknas » (10). Cependant, la Cour n’accorda à ce fait aucune importance réelle puisque les liens que les tribus Teknas entretenaient avec le Makhzen étaient pour le moins fragiles et lâches (11), d’autant que les Teknas relevaient du Bled Es-Siba (le pays de l’insoumission). Par conséquent, la CIJ écarta la notion de souveraineté territoriale revendiquée par le Maroc pour conclure à l’existence de « liens d’allégeance entre le sultan du Maroc et certaines tribus vivant sur le territoire du Sahara occidental » (12).
A ce propos, il a été reproché à la Cour d’avoir outrepassé sa compétence puisqu’il lui était demandé de se prononcer sur la souveraineté qui implique la notion de territorialité et non sur l’allégeance qui traduit, en l’occurrence, des droits sur des personnes. Selon le juge Gros, la CIJ aurait dû éviter de rechercher d’autres liens que ceux touchant au territoire parce que d’abord « le nomadisme est un monde autonome dans la conception de ses rapports avec qui vit autrement », et, ensuite, parce que « l’allégeance est une notion de droit féodal que la Cour n’a pas définie » (13). La Cour répliqua à cet argument que les liens juridiques ne pouvaient exister que par rapport à des personnes et qu’il était normal de rechercher d’autres liens que ceux touchant au territoire (14).
Les « actes internationaux »: il s’agissait pour la CIJ d’examiner l’ensemble des traités internationaux conclus par le Maroc et les correspondances diplomatiques qu’il entretenait avec les autres Etats pour déterminer si ces derniers lui reconnaissaient une souveraineté territoriale sur le Sahara occidental.
La Cour étudia particulièrement les traités de 1767, 1861 et 1895 (15), dont nous avons déjà parlé, qui permettaient au Maroc de prétendre à la reconnaissance internationale de sa souveraineté sur le Sahara occidental. A ce sujet, le rejet de l’argumentation marocaine fut clair et net. La CIJ indiquait dans sa conclusion que les »actes internationaux » examinés « n’établissaient pas la reconnaissance internationale de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental (16).
Pour ce qui est maintenant des liens juridiques avec la Mauritanie, la CIJ devait répondre à la prétention de Nouakchott qui indiquait qu’il existait à l’époque dans la région du Sahara occidental un « ensemble mauritanien » désignant « l’ensemble culturel, géographique et social »(17). La Mauritanie assurait que « cet ensemble était le Bilad Ech-Chenguitti, groupement humain caractérisé par une communauté de langue, le mode de vie et de religion » (18), et que le Sahara occidental en faisait partie. La CIJ rejeta cette affirmation et refusa d’inclure le Sahara occidental dans cet « ensemble » (19). En effet, elle indiqua qu’il n’existait « entre le Sahara occidental et l’ensemble mauritanien ni un lien de souveraineté ou d’allégeance des tribus ni une simple relation d’inclusion dans une même entité juridique » (20). Cependant, la Cour admettait l’existence de « droits y compris certains droits relatifs à la terre entre l’ensemble mauritanien et le Sahara occidental » (21), qui « constituaient des liens juridiques entre les deux territoires » (22).
Enfin, la CIJ examina la possibilité d’un entrecroisement des liens juridiques de la Mauritanie avec ceux du Maroc. A ce propos, aussi bien Rabat que Nouakchott mentionnaient l’existence de chevauchement des liens juridiques « du fait des parcours de nomadisation du nord et du sud qui se croisent, le nord relevant du Maroc et le sud de la Mauritanie » (23). La Cour estima qu’il n’était pas facile de le savoir et récusa par conséquent cet argument, d’autant que ni le Maroc ni la Mauritanie n’en possédaient la souveraineté (24).
En conclusion générale, la CIJ indiquait qu’elle n’avait, dans ses investigations, constaté l’existence d’aucun lien entre, d’une part, le Sahara occidental et le Maroc, le Sahara occidental et la Mauritanie, d’autre part, susceptible d’empêcher l’application de la résolution 1514 (XV) de l’ONU sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux. Elle recommanda, par conséquent, l’organisation d’un référendum d’autodétermination pour permettre l’expression libre et authentique de la population sahraouie (25).
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Notes :
(1) Consulter notamment Recueil CIJ, 1975, pp. 12-69 ; AAN, 1975, Documents, pp. 971-974 ; Charles Vallée, « L’affaire du Sahara occidental devant la CIJ », Revue Mag-Mac, n°71, pp. 47-55 ; Jean Chapez, « L’avis de la CIJ du 16 octobre 1975 dans l’affaire du S.O », Revue générale de D.I public, oct-dec, 1976, pp. 1131-1187 ; Maurice Flory « L’avis de la CIJ sur le S.O », Annuaire français de D.I, 1975, pp. 253-277 ; Maurice Barbier in « S.O, un peuple et ses droits « , ed. Harmattan, pp. 132-154.
(2) Pour la CIJ, c’est un territoire sans propriétaire.
(3) in Revue Mag-Mac, n°71
(4) Parce que cette notion a « toujours été invoquée pour justifier la conquête et la colonisation ». Mohamed Bedjaoui, ambassadeur d’Algérie, contestait cette notion, en précisant que dans l’antiquité romaine, tout territoire qui n’était pas romain était « nullius« , tout territoire qui n’appartenait pas à un souverain chrétien, enfin au XIXème siècle, tout territoire ne relevant pas d’un Etat dit civilisé était « nullius ».
(5) Autrement la CIJ n’aurait pas répondu à cette question.
(6) Cf. Receuil CIJ, 1975, p. 40
(7) En terre d’islam n’étaient soumis à l’impôt territorial et foncier (kharaj) que les non musulmans. Les musulmans payaient, quant à eux, l’aumône légale (zakat). Cf. Abdellah Laroui, « Histoire du Maghreb », Maspero, p. 151, t1
(8) Recueil CIJ, p. 48
(9) Cf. supra, pp. 20-36
(10) Cf. supra, p. 49
(11) supra, p. 76
(12) supra, p. 41
(13) supra, pp. 55-62
(14) supra, p. 56
(15) Cf. Recueil CIJ, p. 57. Une résolution (3292) qui a été adoptée en 1974 au cours de la 29ème session de l’A.G de l’ONU reprenait les mêmes termes. Voir Charles Vallée, op cit., p. 50.
(16) Cf. Charles Vallée, op. cit., p. 50
(17) Ibid
(18) Cf. Recueil CIJ, 1975, p. 64
(19) Ibid
(20) Cf. Recueil CIJ, p. 65
(21) Cf. Recueil CIJ, p. 66
(22) Cf. Recueil CIJ, p. 67
(23) Cf. Recueil CIJ, p. 68
(24) Cf. supra, pp. 144-145
(25) « Alors que le Maroc réclamait la souveraineté territoriale pour réaliser son intégrité. »
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