Comment Google dessine sa carte du monde

« Google Maps nous ment ». L’accusation n’est pas nouvelle, mais elle vient désormais d’une autorité : l’expert en géopolitique Jean-Christophe Victor. Entretien, la veille de son décès, avec l’homme du « Dessous des cartes », qui conseille de ne « pas se laisser berner ». Et réponse de Google.
« Google Maps nous ment », affirmait récemment Jean-Christophe Victor au détour d’une interview dans Libération. L’homme du « Dessous des cartes », la célèbre émission d’Arte, nous a précisé ses dires. L’expert en géopolitique qui publie un livre sur l’Asie conseille de ne « pas se laisser berner » et il rappelle la référence des cartes des Nations unies. Google aussi nous a répondu.
Voici d’abord notre entretien avec le fondateur et directeur scientifique du Lépac, laboratoire de recherche privé et indépendant, à écouter dans son intégralité (19 minutes). Cette interview a été réalisée mardi après-midi, quelques heures avant sa mort.
Vous maintenez : « Google Maps ment » ?
Bien sûr que je maintiens. Le problème, c’est qu’il n’y a pas suffisamment de personnes qui le savent ! Ce qui est intéressant, le point de départ de notre micro recherche au Lépac (Laboratoire d’études prospectives et cartographiques dont il est le directeur scientifique), était que Google Maps est de plus en plus utilisé comme référence. Et s’il y a référence, on compare. Et on s’est aperçu que les tracés frontaliers des Etats sont adaptés à l’Etat commanditaire. C’est une vraie malhonnêteté intellectuelle, politique, cartographique et diplomatique. Mais nous ne sommes pas les premiers, d’autres chercheurs américains et français, Jérôme Staubnotamment, s’en étaient aussi aperçus.
Et de quand date ceci ?
Depuis le début ! C’est-à-dire que si Google veut conquérir le marché chinois, ce qui n’est pas encore fait, il ne peut pas montrer les frontières du pays qui ne correspondent pas à la vision nationale. La vision nationale pour la zone du Cachemire par exemple, pour laquelle s’affrontent déjà l’Inde et le Pakistan. Donc Google Maps va s’adapter à ce que souhaite le régime, le récit chinois et cela ne se conforme pas aux accords internationaux signés par la Chine dans le cadre de négociations aux Nations unies. Si Google Maps applique la carte des Nations unies au litige frontalier entre le Japon et la Chine, Google n’aura pas accès au marché chinois !
Vous avez eu une réaction de Google ?
Non (ndlr : lire après cet entretien). Mais peu importe : il suffit de regarder les tracés frontaliers, ce qui est signé, pas signé, et de comparer. Si vous comparez par exemple les cartes proposées par la Chine avec les cartes proposées par le Japon, ce ne sont pas les mêmes frontières maritimes. Si vous êtes à Moscou et que vous regardez Google Maps, vous voyez que la Crimée est russe. Maintenant, si vous êtes à Bruxelles, dans l’Union européenne, ou à Kiev, vous voyez qu’elle n’est pas russe. Donc, si la direction de Google s’y oppose, elle n’a pas le marché ! Le marché ukrainien ce n’est pas très grave. Mais le marché russe et surtout le marché chinois, indien ou autres, c’est plus important. Google fait passer le marché avant la réalité cartographique et géopolitique.
La référence, ce sont les cartes des Nations unies ?
Oui, dans la mesure où vous avez 198 Etats qui ont estimé que c’était le moins mauvais outil pour se retrouver, négocier et pour résoudre un litige. Et donc les Nations unies publient depuis 1946 des cartes qui font référence. Or, le problème est que Google Maps, qui est un bel outil, franchement – non seulement c’est beau, mais en gros c’est utile – Google Maps devient une référence parce que c’est d’un accès évidemment beaucoup plus facile que les cartes des Nations unies. C’est logique. Le problème, c’est que c’est faux ! Et cela peut entraîner des problèmes, qui ne sont pas négligeables. Pour le Sahara occidental par exemple. Un pays seulement le reconnaît comme étant marocain, c’est le Maroc. Et donc, ce qui est produit comme carte par Google pour le Maroc, c’est évidemment l’intégration du Sahara occidental à l’état marocain. Mais ailleurs, non.
Si Google Maps n’avait pas ce succès numérique – nous, nous l’utilisons aussi – ce ne serait pas bien grave. Sauf que là, c’est un substitut aux outils juridiques internationaux.
Google fait donc fi des Nations unies ? Bafoue la géopolitique, la carte du monde telle qu’elle est ?
Ils ne bafouent rien du tout, ils s’en foutent ! Leur problème est d’accéder à des marchés. Et ils y arrivent très très bien. Donc, oui, ils font fi des Nations unies. Il y a des pays qui n’ont pas de problèmes : de vieux Etats comme la France, l’Espagne, le Royaume-Uni, il n’y a pas de litiges, donc en gros, on a les mêmes frontières. Mais en revanche, ce n’est pas vrai pour la Russie, l’Inde, la Chine, etc. Peut-on employer le terme « bafouer » ? C’est un terme moral. Je ne me place pas sur ce plan-là. Je dis simplement attention, cela ne peut pas servir de référence, parce que cela ne fait qu’affaiblir les outils juridiques internationaux qui à mon avis ont plutôt besoin d’être renforcés. Vous savez, une frontière est une chose éminemment sensible ! Que l’on ne négocie pas mètre par mètre, mais centimètre par centimètre ! Et il faut des cartes pour cela. C’est très important pour chaque Etat. Les tensions géopolitiques actuelles, qui sont nombreuses, et celles à venir, méritent que l’on ait des outils cartographiques, des outils de lecture identiques. Avoir la même partition.
On atteint alors un point critique et Google a trop de pouvoir par ses cartes ?
Je ne sais pas si l’on atteint un point critique. Point critique, c’est un peu radical. Je dis simplement : ne vous laissez pas berner. Ne vous laissez pas berner. Ne vous laissez pas prendre pour…, pour des cons quoi ! Parce que là, ce sont des outils qui sont extrêmement sensibles.
Et ne pas se laisser berner veut dire utiliser quoi ?
L’alternative, ce sont les cartes des Nations unies et d’autres. Nous prenons comme références les cartes du quai d’Orsay, du ministère des Affaires étrangères (voir celle du monde ci-dessous). Et on s’en sert quand il y a litige pour voir ce que dit la France. On s’appuie là-dessus. Là, on a un outil de référence. Mais sinon, l’alternative, le problème est qu’il n’y en a pas ! En posant la question, vous démontrez même la faiblesse du raisonnement. Mais cela dit, cela dépend du niveau de recherche : on a peut-être pas tous besoin en regardant Google Maps de savoir l’endroit où se place le tracé frontalier entre l’Inde et la Chine au niveau du Cachemire.
Le partenariat entre l’IGN (Institut géographique national) et OpenStreetMap vous semble dérisoire face à cela ?
Franchement, non. Parce que l’IGN est une grosse machine, une grosse institution, extrêmement fiable, d’une part. Et d’autre part, la technique d’OpenStreetMap finalement est plus réactive que les outils ou même les agents de l’IGN sur le terrain. Donc, une alliance de ce type-là me semble très intéressante. Vous savez, au moment des séismes par exemple, plein de gens sur le terrain, souvent des humanitaires, qui manient très bien l’outil numérique et OpenStreetMap, fournissent énormément d’informations cartographiques. Ne serait-ce que de dire une journée après le séisme qu’un pont est écroulé, c’est très très précieux. Je ne sais pas si cela amoindrit la gravité du problème que je soulève, mais cela ne peut aller que dans le bon sens en tout cas.
Le quai d’Orsay ou le ministère de la Défense se préoccupent de cette maîtrise de Google ?
Je ne sais pas, mais sûrement. Quand vous êtes dans des « zones molles », comme au Mali par exemple, on ne peut pas trop jouer avec les frontières. En plus, elles sont compliquées par le nomadisme. Ce n’est pas le moment d’avoir les frontières troubles. C’est une question, dirais-je vulgairement, jouissive intellectuellement, et importante politiquement.
« On a peut-être oublié que c’est une entreprise commerciale qui travaille avec des algorithmes dont on ne sait rien »
Comme le répète Jean-Christophe Victor, d’autres ont précédemment souligné ces dérives. Comme la revue « Nichons-nous (dans l’Internet) » il y a un an. Journaliste de données, Alexandre Léchenet est le rédacteur en chef de cette revue semestrielle. Il explique le cas de l’Afrique, selon lui mal cartographiée en dehors des grandes villes, pour des raisons commerciales. Et il précise aussi qu' »Apple utilise aussi sa propre cartographie, Uber est lui-aussi en train de développer sa cartographie, parce que l’on sait que détenir cette information, c’est aussi détenir un pouvoir. Après, c’est sûr que Google étant le moteur de recherches de beaucoup de navigateurs internet, Google Maps va être le moteur de recherches cartographiques par défaut aussi… » :

La réponse de Google
Une attachée de presse, déjà au courant de ces affirmations, nous a rapidement répondu par téléphone et par courriel.
Elle nous a précisé que « lorsque le service Google Maps est localisé (en .fr, .uk, etc), il se peut que parfois nous appliquions le point de vue du pays en question conformément au mandat de la loi locale ». Et de nous renvoyer en ligne à une page en français, qui expliquecomment sont affichés les différents types de frontières sur Google Maps. Exemple : « Les frontières contestées sont représentées par une ligne grise discontinue. Les parties concernées ne sont pas d’accord entre elles sur une délimitation. » Ainsi qu’à un billet de blog, d’il y a sept ans, qui explique comment sont définis les frontières et les noms de lieux lorsque qu’il y a débat. L’attachée de presse nous a enfin parlé d’une équipe d’une centaine de personnes dans le monde, basée en particulier au Etats-Unis et à Zurich, mais pas en France, avec une stratégie qui se décide de façon collégiale. Il n’y a, selon elle, ni chef ni référent principal pour Google Maps. Le service qui permet depuis quelques jours à ses utilisateurs indiens d’aller jusqu’à localiser les toilettes publiques les plus proches !

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