C’est un document exceptionnel dont je publie ici quelques extraits. Un de ces livres qui font le miel des historiens. Dans « les mémoires d’un prince banni », Moulay Hicham, troisième dans le rang de la succession au trône marocain, nous livre une histoire intime et douloureuse de la monarchie chérifienne vue de l’intérieur. Elevé par Hassan II au palais, éduqué au collège royal aux côtés de son cousin M6, il a fréquenté les courtisanes du harem de son grand père Mohammed V , les fous du roi, les âmes damnées de l’appareil sécuritaire. Sa vie a été façonnée par les complots, les coups d’Etat et les secrets du makhzen, cette hydre de la monarchie qui dévore ceux qui prennent des distances avec elle. Il a vu son père, Moulay Abdallah, se faire broyer par son frère Hassan II, avec toute la perversité raffinée et le pouvoir anachronique que lui conférait son statut de commandeur des croyants. Avec l’arrivée sur le trône de M6, son cousin, son ami d’enfance qu’il aimait comme un frère, il a voulu croire au renouveau démocratique de la monarchie. Mais le makhzen a vite refermé la parenthèse de liberté d’expression qui avait semblé s’ouvrir avec le jeune roi. Et les prises de positions du prince l’ont fait bannir de cette cour qui est aussi sa famille et qu’il continue à aimer tout en espérant encore la réformer. Ce livre n’est donc pas un brulot, mais une histoire à la première personne de la vie à la cour ou l’auteur examine sans complaisance son rôle et celui de ses proches broyés par un système qui les dépasse. Une chronique ordinaire des petits arrangements et des grands évènements qui font le monde des despotes.
Extraits :
Les courtisans
Hassan II vient de récupérer une nouvelle Mercedes, l’un des premiers modèles de la berline 500 classe S. Parmi les options novatrices de cette voiture figurent des sièges chauffants individuels. Nous sommes en déplacement à Ifrane. Que fait le roi ? Il s’amuse à chauffer le siège des passagers à fond, au point de les rendre très inconfortables. Allant de son palais d’Ifrane vers divers endroits de la ville, il fait monter des courtisans à tour de rôle pour tester leur réaction. Certains ne bougent pas stoïques, d’autres s’accrochent aux poignées pour se rehausser un peu, d’autres encore replient et entassent leur vêtement sous leur postérieur pour mieux supporter la chaleur. Le roi conserve un visage impénétrable. A la fin de chaque trajet, complices, mon cousin et moi demandons au passager comment il a trouvé la nouvelle voiture. Tous nient leur inconfort et se répandent en dithyrambes sur le nouveau véhicule. Ils préfèrent souffrir plutôt que de contrarier Hassan II. Il n’y a qu’un « fou » du roi Abdelkrim Lahlou qui réagit différemment. A peine installé dans la voiture, il se tourne vers Hassan II et s’écrie : « mais Sidna*, tu me brules le cul ! » Le roi pile alors au milieu de la route pour sortir de la voiture, secoué par des cascades de rire…Le coup de maitre de Lahlou, du moins en ma présence, a pour cadre une partie de chasse. Hassan II tire des perdreaux et n’en manque aucun. Sa cour s’extasie. « Bravo, Sidna l’a tué d’un seul coup ! bravo ! » A un moment donné, le roi rate sa cible. Tous ont le souffle coupé. Sauf Lahlou qui s’écrie « Bravo Sidna a épargné une vie ! Quelle sagesse ! »
Les trafics de la cour
Entre 1984 et 1986, je rejoins mes cousins et plus largement toute la cour- dans le « trafic » que tout le monde autour du roi pratique. Un exemple : le roi attribue à tous les princes, chaque année, deux bons de franchise douanière pour importer des voitures neuves, non pas les Ferrari de nos rêves mais des carrosses de représentation, des Mercedes sécurisées. Notre « trafic » consiste à conserver nos vieilles voitures, à les repeindre dans une nouvelle couleur et à revendre les véhicules neuf importés. Le micmac est réalisé avec la complicité du concessionnaire Mercedes local… Enfin Hassan II m’offre deux grandes chasses par an, pour perpétuer une habitude qu’il avait prise avec mon père. Le gibier vient de l’élevage de Sa Majesté. Je cède ma participation à ces chasses royales à des gens aisés qui me paient sur un compte à l’étranger…Bref, nous faisons nos classes dans un vaste système de corruption. Le roi ne peut rien dire parce que c’est sont système à lui. Il est dedans corps et âme.
L’héritier
Partout le roi fait des scènes au prince héritier, dans la voiture, au moment d’aller à la prière ou à la sortie du Conseil des ministres. Hassan II est injuste, en fait jaloux à l’idée que Sidi Mohamed lui succèdera un jour. En même temps, il se ronge les sangs parce qu’il ne parvient pas à façonner le prince héritier à son image. Au fond Hassan II se veut immortel. Dans un moment de rage j’avais une fois lancé à un de ses conseillers « Le roi n’est pas éternel. Lui aussi doit mourir un jour ! » Le conseiller avait rapporté le propos à Hassan II. Lequel avait répondu qu’il gouvernerait même depuis sa tombe. Aujourd’hui, je me demande parfois s’il n’a pas eu raison… En 1993, Sidi Mohamed s’est épanché dans Paris Match : « mon père me dit que, si je ne fais pas l’affaire, il peut toujours passer le pouvoir à mon frère ou à mon cousin germain »…Le roi a tout fait pour nous dresser l’un contre l’autre. Il pense peut-être que la combativité dont il estime que son fils manquait pour régner va naître de sa rivalité avec moi…Tout ce que Hassan II va provoquer à terme, c’est une brouille monstre sans aucun bénéfice pour le pays.
Le pire des scénarios.
Le lendemain des obsèques de Hassan II, je prends mon courage à deux mains. Je vais voir Mohammed VI au Palais pour lui dire tout ce que je pense de A à Z, au sujet de la monarchie, du Makhzen* à propos des militaires et de « l’alternance ». Devant les dignitaires du Palais et la famille, je lui dis que le patrimoine de la maison royale doit revenir à la nation. Je l’adjure de ne donner aucun gage aux généraux, de ne plus tenir ses réunions à l’état-major- toute l’Afrique du Nord étant déjà gouvernée par des galonnés. Je lui demande aussi d’écarter Driss Basri en douceur. Enfin je le presse de renforcer l’ouverture du régime vis- à –vis de la gauche. Mais M6 ne répond pas, il semble juste ne pas savoir quoi dire… Le 20 août, à l’occasion de la fête du Roi et du Peuple, le discours est franchement rétrograde. Il annonce la continuité du makhzen ou, plus précisément, sa restauration sur de nouvelles bases. De tous les scénarios que j’ai envisagés, c’est le pire. Au Palais dès le moment où j’ai dit mon fait au roi, tout le monde m’a désavoué du regard. On m’évite comme une grenade dégoupillée…
Le fantôme de M6
Chaque fois que je retourne au Maroc, le passé me rattrape. Mes communications téléphoniques sont écoutées, je suis suivi, une voiture « planque » devant ma maison ou mon bureau… Au sein de ma famille, tout ce qui m’arrivait à été mis sur le compte de l’excès de zèle de quelques subalternes-ce qui n’a aucun sens dans un système comme le nôtre. Je sentais que sur le fond, tout en admettant que ma critique de la cour puisse être justifiée, ils estimaient sacrilège de lutter contre son propre clan. Comme s’il y avait deux poids, deux mesures : l’une pour Hassan II, l’autre pour M6. Depuis, quand je passe, l’ambiance est lourde de non-dits. La politique est taboue, toute référence au roi aussi. Mohammed VI est le fantôme parmi nous, de la même manière que moi, le « cousin banni » je suis sans doute le fantôme de M6. Retrouver ma mère dans le déni est pour moi une expérience douloureuse. Autrefois, elle scrutait les faits et gestes de Hassan II en trouvant suspect à priori, tout ce qu’il entreprenait à notre égard. En revanche, elle donne un blanc-seing à Mohammed VI, elle lui passe tout, au point que j’ai le sentiment qu’elle me reproche constamment, sans jamais le dire mon attitude critique à l’égard du nouveau roi…L’été 2005, je passe mes vacances avec Malika (femme de l’auteur) et nos enfants sur la côte septentrionale du Maroc. Je me trouve dans notre maison de famille sur la plage, plus précisément à la cave en train de chercher je ne sais plus quoi, des pâtes je crois. Soudain par une petite fenêtre de l’entresol, je vois arriver un cortège de voitures. En remontant, je trouve la porte d’accès à la cave fermée. Mon frère, paniqué à l’idée que je puisse troubler la visite du roi, sinon le roi, l’a verrouillée.
Un royaume pour tous
Le Maroc a-t-il progressé sous M6 entre 1999 et 2010, avant le printemps arabe ?…Sortis de la dictature dure sous Hassan II, nous nous sommes laissé étouffer sous l’édredon mou du « roi des pauvres » d’un jeune souverain censément « cool ». C’était comme si, pour sortir d’une mauvaise nuit, le Maroc avait avalé un somnifère. Nous nous sentions mieux, quand même, mais nous ne faisions rien de bien précis. On attendait, on planait. Depuis la crise s’est fait jour. Cette crise va-t-elle nous apporter la démocratie, ou un autre de ces spasmes violents dont notre histoire depuis l’indépendance est émaillée ? …au Maroc, l’éveil démocratique du monde arabe doit déboucher sur un contrat social en lieu et place d’allégeance. Les « sujets » doivent devenir des citoyens. Il y aura un royaume pour tous, ou il n’y aura plus de royaume du tout.
*Notre seigneur
* institutions régaliennes marocaines
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