Vie privée, vie publique
Aborder l’intimité des personnalités publiques, a fortiori quand il s’agit de monarques, est toujours un exercice risqué. Où s’arrête le droit à l’information et où commence la sphère de l’indicible ?
Comme pour compliquer les choses, partout dans le monde, deux éléments échappent pour partie à la sphère privée et imposent un questionnement public, tant leurs répercussions peuvent être importantes sur l’intérêt général, qui doit être la finalité de tout système politique. Je veux bien sûr parler de la fortune des chefs d’Etat et de leur santé. Sous tous les cieux, la fortune du chef de l’Etat est un sujet particulièrement sensible. Dans les régimes républicains, la question est en partie supplantée par celle, non moins importante, du financement d’une campagne, et plus particulièrement, d’une victoire électorale. Dans les régimes monarchiques, la question se pose avec encore plus d’acuité : le trésor de la famille royale est souvent le gage de la pérennité dynastique, une assurance contre les éventuels revers de fortune.
Au Maroc, on est pour sûr très loin de la transparence. Il aurait pourtant pu en être autrement : Au début de son règne, Mohammed V, peu sûr de durer, bataillait pour mettre sa fortune à l’abri. En 1958, devant son ministre des Finances socialiste, Abderrahim Bouabid, très pointilleux quant aux dépenses du Palais, Mohammed V n’a pu que s’incliner, après avoir en vain réclamé que le gouvernement lui offre un palais à Casablanca. Quelques années plus tard, le rapport de forces s’était déjà inversé. Sous Hassan II, la « liste civile » a explosé, parallèlement à la fortune privée du roi. On attendait de Mohammed VI qu’il se montre moins frénétiquement enclin que son père à la faire fructifier. C’est tout le contraire qui s’est produit. Dans une relative transparence, certes, mais avec une franche volonté d’accumulation, qui en choque beaucoup.
Quant aux éventuels problèmes de santé d’un chef d’Etat, ils interrogent forcément sur ses capacités à exercer le pouvoir : le sens commun admet aisément qu’un président malade ne puisse pas gouverner. C’est la raison pour laquelle, en France par exemple, les différents présidents de la République ont toujours entretenu le mystère sur leur santé. D’ailleurs, d’un point de vue juridique, la santé du chef de l’Etat est soumise au secret médical, au même titre que n’importe quel citoyen. Pourtant, en France toujours, de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer la publication des bulletins médicaux du président de la République, au nom de la transparence, fondement même de la démocratie. Mais le résultat n’est pas probant pour autant : malgré ses promesses, François Mitterrand a menti sur son cancer de la prostate, Jacques Chirac n’a tout simplement jamais communiqué sur le sujet. Nicolas Sarkozy, quant à lui, ne fait pas vraiment mieux que ses prédécesseurs. Alors, la santé des présidents français, un sujet tabou?
Mais que dire alors du cas marocain ? La santé du monarque est bien sûr entourée d’un halo de mystère… sur lequel brode la rumeur. Après Mohammed V, mort par accident d’une opération chirurgicale bénigne, après Hassan II, atteint d’un cancer longtemps caché, voici qu’en 2009 la rumeur de la maladie touche Mohammed VI, qui a visiblement pris du poids, et dont les apparitions télévisées ne sont pas faites pour rassurer le petit peuple.
Qu’à cela ne tienne, le 26 août 2009, Mohammed VI prend tout le monde de court. Tout commence par un communiqué du ministère de la Maison royale, du Protocole et de la Chancellerie, publié par la MAP. En bref, « Sa Majesté le roi Mohammed VI présente une infection à rotavirus (…) nécessitant une convalescence de cinq jours. L’état de santé de Sa Majesté le roi ne justifie aucune inquiétude ». L’annonce, première du genre sous l’ère Mohammed VI, devient une information incontournable pour les médias… qui la traitent à leurs risques et périls. Dix journalistes seront finalement auditionnés par la police judiciaire, cinq seront inculpés et la justice fera un cas pour l’exemple. Le 15 octobre 2009, Driss Chahtane est ainsi condamné à un an de prison ferme, avec incarcération immédiate, pour avoir publié « de mauvaise foi », de « fausses informations susceptibles de troubler l’ordre public ». Sa publication, Al Michaâl s’est rendue coupable d’avoir donné la parole à un médecin expliquant la nature et les symptômes du Rotavirus, ainsi que d’avoir interviewé le journaliste espagnol Pedro Canales affirmant que ses sources médicales à Paris lui avaient assuré que Mohammed VI était atteint d’une maladie incurable. Colportage de rumeurs ou vrai journalisme d’investigation ? La justice marocaine a tranché : on ne glose pas sur la santé du roi, pas plus qu’on n’enquête dessus.
L’intimité du chef de l’Etat reste ainsi un mur infranchissable, même lorsqu’elle intéresse au plus haut point la bonne marche de l’Etat. Le hic, c’est que le souverain alaouite met en scène son intimité quand elle le montre à son avantage. Qui ne se souvient pas des photos de Mohammed VI en Jet ski qui, à l’orée de son règne, ont fleuri comme par magie dans toutes les médinas du royaume ? Qui a oublié les images du grandiose mariage royal dûment retransmises par tous les médias du pays ? Mohammed VI joue également de son intimité comme de l’ultime récompense. La proximité du souverain est, de fait, devenue un enjeu de pouvoir entre courtisans. Dans un incroyable mélange des genres entre vie privée et vie publique, Mohammed VI n’accepte dans son intimité que les officiels les plus fidèles et en chasse ceux qui, à ses yeux, déméritent. L’intimité du roi est alors rêvée et fantasmée. Elle devient un élément constitutif de la hiba chérifienne, aux antipodes de toute transparence démocratique.
Le Maroc de Mohamed VI, 22/7/2010
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