Lettre d’un citoyen ordinaire à Sa Majesté Mohamed VI

par Marouf Nadir*
Votre majesté, 
Me réveillant d’un sommeil agité ce dimanche 13 mars tard la nuit, j’allume la télévision et tombe sur les informations de la chaine El-Maghribiya. Je fus sidéré par l’ambiance martiale qui régnait à Rabat et le cortège d’accusations dont l’Algérie est l’objet. Elle aurait manipulé le secrétaire général des Nations unies pour l’amener à produire un discours «malveillant» à l’égard de votre pays. Elle aurait été et serait encore à l’origine du contentieux pendant entre le Maroc et Polisario, dont la cause ne serait soutenue que par les seuls Sahraouis résidant à Tindouf. Ces invectives reproduites à satiété par tout le personnel politique marocain (membres de l’exécutif, parlementaires, société civile, tout au moins une partie de cette dernière) accroissent l’image caricaturale d’un pays qui est le mien, et dont la seule motivation serait de nuire au vôtre. C’est pour nous punir de notre «inimitié» que votre pays nous expédie quotidiennement des tonnes de stupéfiants transitant par nos frontières, avec la bénédiction de vos sujets censés assurer le contrôle de ces produits, interdits par Dieu et par la loi des hommes, et dont la visée est d’atteindre et de handicaper à vie notre jeunesse. Cela ne peut venir que d’une haine inouïe que nous voue votre pays. Cependant, je ne peux croire que votre peuple tout entier en est l’agent principal. 
C’est pour rectifier cette image que je veux m’entretenir avec Votre Majesté. Même si cette démarche peut paraitre surréaliste, je voudrais l’assumer seul, en ma qualité de citoyen du monde, non pas pour m’ériger en avocat de la défense, mais pour me tenir d’un lieu qui s’appelle «Maghreb», lieu de mon identité primordiale. 
Je voudrais, Majesté, en effet, vous faire part de mes espoirs passés, occasions ratées de restaurer un Maghreb qui, hélas, a cessé d’exister depuis la fin du temps colonial. En dépit de cette parenthèse de plus d’un demi-siècle qui a malheureusement trop tardé, je reste convaincu que ce Maghreb auquel je crois constitue une réalité anthropologique millénaire indiscutable. Je n’ai point besoin d’évoquer en effet tous les contentieux qui nous divisent depuis l’indépendance. Je ne peux pourtant m’empêcher de rappeler tout ce qui nous a réunis dans un destin commun. Bien sûr, l’historien lambda dira que la rupture s’est faite au début du XVIème siècle, quand la chaine monarchique du Maghreb central a été rompue au profit de la Régence ottomane, aussi bien chez nous que chez nos voisins de l’Est. Le principe d’allégeance royale a ainsi disparu au bénéfice d’autres formes de socialisation politique. 
Mes confrères marocains rencontrés dans les colloques internationaux me rappellent souvent, très amicalement mais néanmoins avec condescendance, que le Maroc jouit d’une continuité et d’une culture de l’Etat ininterrompues depuis les Idrissides (IXème siècle), ce qui n’est pas le cas de l’Algérie (la Tunisie gardant néanmoins à leurs yeux le bénéfice du doute puisque, comme pour le Maroc, le protectorat français ne l’a pas entamée en profondeur). Etant anthropologue du droit, je m’interroge cependant sur le sens à donner à la «culture de l’Etat» (culture ou aliénation ?) Laissant de côté l’approche marxiste de ce concept, je renvoie plutôt à La Boétie qui, déjà au milieu du XVIème siècle publia un livre d’une actualité déconcertante intitulé : «Discours sur la servitude volontaire». 
La France médiévale a connu aussi une culture politique fondée sur l’allégeance royale, au moins depuis la dynastie capétienne et qui se poursuivra avec les dynasties collatérales (Valois, Bourbons etc.) comme pour celles du Maroc (Idrissides, Almoravides, Almohades, Mérinides, Saadiens, Alaouites), jusqu’à la veille de la révolution de 1789. Il est des pays où la culture de l’allégeance royale ne souffre aucune remise en cause sérieuse (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Danemark, Suède) grâce à des régulations institutionnelles de type constitutionaliste. La monarchie marocaine est une monarchie constitutionnelle, et c’est tant mieux pour la démocratie qui se construit dans votre beau pays. Quant à la révolution française, elle a inauguré un lien sociétal fondé sur la citoyenneté contractuelle, ce qui a permis un mieux-être aux plus démunis, aux sujets sans nom devenus citoyens à part entière (tout au moins dans la théorie). Il existe, en revanche, des Etats républicains où l’ordre du prince confine à la sacralité monarchique de droit divin ; je veux dire par là que l’étiquetage formel de la gouvernance ne préjuge en rien de la réalité sociale ambiante. 
Pardonnez-moi, majesté, ce préambule un peu froid, car mon propos consiste à m’attarder sur ce qui unit nos deux pays, et à l’opposite, ce en quoi les faits qui nous opposent relèvent de conjonctures contre-productives, en ce sens que ce qui nous oppose me parait secondaire par rapport à une fraternité qui pèse de tout son poids, pour peu qu’on se penche, non pas tant sur le passé lointain, mais sur notre histoire contemporaine. 
D’abord sur le passé lointain, un simple rappel du siège mérinide de Tlemcen au XIIIème siècle. Etant natif de Tlemcen, j’ai toujours trouvé cocasse la fierté exprimée par mes concitoyens quand ils faisaient visiter à des touristes étrangers le minaret de Mansourah, ses ruines alentour, ou encore la mosquée de Sidi Boumediene dont la sépulture repose à El-Eubbad. A aucun moment mes concitoyens ne contextualisent, si j’ose dire, ce patrimoine, contrairement à certains édifices érigés du temps de la colonisation. Et pourtant, les conditions dans lesquelles nos ancêtres tlemcéniens avaient vécu le double siège étaient horribles. 
La raison en est que le lien social, notamment celui de la religion commune, l’emportait sur les souffrances vécues, souffrances que la mémoire collective n’a pas retenues. Les conflits qui furent les nôtres durant l’époque médiévale, furent ceux des «frères ennemis» (frères au regard de l’onomastique mais là est un autre débat, intéressant les spécialistes). Le paradigme du frère ennemi est inaugural du conflit. Avant les conflits internationaux, il y avait d’abord l’histoire de Caïn et d’Abel, ne l’oublions pas. Même si ce n’est (pour certains) qu’une légende, elle atteste cependant d’une réalité anthropologique que nos deux pays se doivent de méditer. En revanche, le lien du Maghreb central avec le Maroc a connu des épisodes heureux. Le jurisconsulte Mohammed El Maqqari, qui est un fils de Tlemcen, a vécu longtemps à Fès où il compta parmi les grands jurisconsultes de l’institution des Qaraouiynes. Il intercéda même dans des conflits internes à la nation marocaine, durant l’inter-règne entre la dynastie Saadienne et celle des Chorfas du Tafilalet. Durant cet inter-règne d’un quart de siècle, la zawiya de Dilaa, fondée par Abou Bekr, un m’rabet du haut Atlas a tenté d’occuper ce vide, ce qui n’a pas plu à vos ancêtres alaouites arrivés promptement sous la conduite de Moulay Ismail. 
Une partie de la famille d’Abou Bekr ( suite à l’intercession d’Al-Maqqari ) notamment son fils Ahmed, se sont repliés à Tlemcen, où ce dernier (et peut-être aussi les siens) est enterré dans le cimetière de Sidi Senoussi (je tiens cette information du professeur A. Rollman, directeur de recherche à Harvard University, lors d’un séjour que j’y avais effectué en 1989). Au-delà de cet épisode, les relations qui se sont tissées entre Tlemcen et Fès tant au plan commercial qu’à celui des alliances matrimoniales sont fort connues. Il n’est pas rare, quand je me promène dans la médina de Fès, d’entendre tel artisan ou commerçant m’informer de ses attaches généalogiques avec Nedroma, Tlemcen, Ain El Houtz (fief des Bouabdallah). L’orientaliste Alfred Bel reprenait dans une monographie sur le travail de la laine, publiée en 1911, un proverbe psalmodié par les tisserands de Tlemcen en ouvrant au petit matin la porte de leur atelier : «Kiss ‘ala kiss, ya sidi Moulay Driss, Allah yeghnik ya Fâs, wa Allah yekhlik ya bled n’çara». Il s’agit là sans doute d’une réminiscence rappelant l’épopée inquisitoriale de l’Espagne chrétienne. 
Voilà pour l’histoire ancienne. 
Pour ce qui est du contemporain, permettez-moi, Votre Majesté, de vous confier des souvenirs personnels, évoqués pêle-mêle, sans m’en tenir à un ordre chronologique particulier. Quelques-uns de ces souvenirs peuvent paraitre dérisoires, mais je tiens à les exhumer de ma mémoire sans tabou. En ce mois de novembre 1955, j’avais à peine 15 ans. Toute ma famille se rapprochait du poste radio (pas de télévision à cette époque) pour suivre le reportage du retour du roi feu Mohammed V, de l’exil malgache. Le reporter qui maniait un arabe limpide, talentueux, avec des tremolos dans la voix s’appelait Mohamed Bendeddouche. C’était un fils de Tlemcen qui vivait comme tant d’autres au Maroc (où ils exerçait des fonctions dans l’enseignement ou l’administration). Il s’adressait au ciel en disant : «Ô soleil porte ton ombre sur notre roi chéri, et souviens-toi qu’il est désormais entouré de son peuple qui l’aime». Je ne suis pas sûr de la traduction, mais la diction en arabe était belle. Nous pleurions à chaudes larmes, ma mère, mes sœurs et moi. Je n’oublirais jamais cet épisode. C’était l’époque où nous chantions en chœur «Sidi h’bibi wine houwa» d’Ahmed Jebrane, chanson qui était dédiée au roi à la même époque. Nous étions algériens et marocains à la fois. Autre anecdote plus tardive : l’été 1991, je rentrais de France en famille pour passer mes vacances en Algérie. La traversée fatidique en voiture m’obligeait de faire escale en Espagne puis au Maroc. 
A un hôtel du Nador où nous sommes descendus, toutes les chambres étaient prises. Nous avons eu droit à une mansarde au dernier étage où il faisait une chaleur caniculaire. Une heure après, le réceptionniste me demanda par téléphone de descendre voir le directeur de l’hôtel (le propriétaire sans doute). C’est un homme d’un âge avancé. Ayant examiné mon passeport, il me demanda si j’avais un lien familial avec Marouf Boumediene natif de Tlemcen. C’est mon oncle répondis-je. Quelle ne fut pas sa joie en l’apprenant. Il le connaissait en effet pour être descendu dans le même hôtel. Mais il le connaissait surtout pour ses hauts faits de militantisme aux côtés de Abdelkrim al-Khettabi qui luttait non contre la monarchie, mais contre l’Espagne et la France tout à la fois. Il me rappela que mon oncle faisait partie de ces Algériens membres de l’Etoile nord-africaine fondée par Messali Hadj, puis du PPA, qui ont contribué au mouvement de libération du Rif durant l’Entre-deux-guerres. Evidement, j’ai eu droit à une chambre spacieuse, climatisée et très confortable, ce qui n’était pas pour me déplaire. 
Il est vrai que ma famille garde des accointances plus ou moins anciennes avec le Maroc : une bonne partie des ancêtres de ma grand-mère paternelle (les Benchiboub) s’étaient exilés au Maroc au milieu du XIXème siècle, quand l’Emir Abdelkader a déposé les armes. C’est une diaspora qui occupe aujourd’hui près de la moitié de la Qissariya de Taza- haut. D’autre part, mes grands-parents maternels vivaient à Tanger depuis la fin de la 2ème Guerre mondiale. Mon grand père, décédé en 1952, est enterré au cimetière de Sidi Bou-arraqiya. En 1988, ma mère qui n’a jamais pu se recueillir sur sa tombe me pria de le faire à sa place. J’étais alors invité à une rencontre scientifique organisée par le «CEMA» de Tanger, ce qui m’a permis de faire connaissance avec Abdellah Hammoudi, le meilleur anthropologue marocain à mes yeux. Il y avait dans ce cimetière la partie élevée pour les notables, et la partie en pente pour le tout-venant. Mon grand-père faisait partie de la plèbe. Malheureusement, les chardons et autres détritus qui encombraient les tombes ne m’ont pas permis de localiser celle de mon grand-père. J’ai compris alors que la topologie sociale ne se lit pas seulement que sur le territoire des vivants. 
Mais ce n’est guère plus reluisant dans nos propres cimetières (contrairement à ceux visités en Europe). Les communes ne semblent pas concernées par l’aménagement de l’espace funéraire. C’est sans doute un problème culturel que celui du sort réservé aux morts. 
Beaucoup de tombes ont été détruites chez nous durant «la décennie noire», au motif qu’elles étaient trop luxueuses. Une autre anecdote personnelle concerne le cimetière d’El Ghofrane de Casablanca où je suis allé me recueillir en août 2002 sur la tombe de feu Redouane Ben Sari, un musicien hors pair qui avait fait pleurer Oum Kaltoum au cours du Congrès du Caire en 1932 quand, à seize à peine, il avait chanté devant elle en s’accompagnant de son luth: «wa haqqika anta al-mouna wa-t-talab», une de ses premières chansons. Il se trouvait au milieu d’un carré de morts anonymes identifiés par un numéro inscrit sur un morceau de contreplaqué dressé en haut d’un fer rond à béton. Redouane (que Maurice de Montherlant, de passage à Tlemcen en 1928, avait décrit chantant en solo au milieu de l’orchestre de Cheikh El Arbi Ben Sari son père), se réduisait au numéro 796 qu’on pouvait lire au-dessus d’une motte de terre. Ainsi va la vie … Si une partie des miens se trouvent, morts ou vivants, sur la terre marocaine, mes liens personnels avec votre pays ont connu des hauts et des bas, mais à aucun moment je n’ai ressenti du dépit, celui qu’on peut avoir face à l’allogène. En novembre 1963, alors que j’étais jeune fonctionnaire à la Direction Générale du Plan (à l’époque située à la Présidence), je me trouvais mobilisé à la frontière auprès des services des transmissions. C’était après l’épisode de Tindouf où nos deux armées on fait escarmouche : au moment où un cessez-le-feu a été décrété par le Conseil de Sécurité des Nations unies, j’étais chargé d’accompagner le journaliste Maurice Josco de France Soir, à Béni-Ounnif, face à Figuig. 
Les tirs d’obus ont été échangés bien après minuit, heure du cessez-le-feu. Au petit matin, Figuig était encerclée ou tout au moins accessible. J’ai assisté alors à un spectacle inouï : des soldats algériens et marocains, adversaires officiels de la veille, s’embrassaient en sanglotant, car ils se sont retrouvés après la guerre d’indépendance où les Algériens combattaient l’ennemi commun colonial aux côtés de leurs frères Marocains et vice-versa. C’était des soldats issus de ces régions frontalières. Je m’étais effondré devant ce qui m’apparaissait comme un acte contre-nature. Beaucoup plus tard, en juin 1980, je publiais un livre chez SINDBAD, intitulé «Lecture de l’espace oasien». C’était un chapitre de ma thèse d’Etat portant sur l’histoire sociale et économique du Touat, Gourara, Tidikelt. A cause de ce livre, je figurais dans la liste des invités à la commémoration du cinquième anniversaire de la RASD. Il y avait des journalistes venus du monde entier, mais aussi quelques personnalités culturelles. Partis en camion depuis Tindouf, en direction d’un no man’s land que je suis incapable de situer, nous sommes invités à examiner un présentoir de près de 200 mètres sur lequel étaient disposés les livrets militaires des conscrits marocains décédés ou faits prisonniers. J’étais stupéfait de constater de la quasi-totalité de ces livrets concernaient des jeunes gens dont l’âge dépassait à peine la vingtaine d’années, issus pour la plupart des zones rurales déshéritées, et dont les professions mentionnées étaient: «fellah», «journalier» ou «ouvrier saisonnier» ce qui revenait au même. Je me suis mis alors en tête que c’était le lumpenprolétariat en puissance qui pouvait grossir un jour celui des bidonvilles de Casablanca, c’est-à-dire celui qui, à la même époque à la suite d’une insurrection populaire (sans doute la première du genre au Maroc), a été maté brutalement par les chars de l’armée de votre père… 
La conclusion à mon raisonnement est qu’il valait mieux, aux yeux de Hassen II, que ces jeunes chômeurs meurent en héros que de se faire écraser par les chars de la contre-rébellion. C’est ce que la théorie cybernétique appelle feedback, autorégulation. Au total, votre père n’avait rien à perdre à réguler c’est-à-dire à résorber l’intifada qui pouvait survenir des banlieues urbaines. Il se peut que je me trompe dans mon diagnostic, mais je voyais les choses ainsi. Plus proche du temps présent, mais renvoyant à l’histoire profonde entre nos deux pays, je me trouvais à Fès dans le cadre d’un programme de coopération interuniversitaire au cours des années 2000 (j’étais à l’époque professeur à l’université de Picardie et dirigeais quelques thèses d’étudiants marocains). Profitant d’un moment de répit, je me suis dirigé vers le Conservatoire de musique où officiait Cheikh Briouel. A l’époque, il faisait répéter sa formation pour un concert programmé à l’Institut du Monde Arabe. Après la répétition, nous évoquions quelques questions techniques relatives à la «Ala» marocaine et au «Gharnati» algérien. Etant musicien à mes temps perdus, j’ai eu plaisir à discuter avec ce M’allem de la nouba rasd-edhil qui était au programme de la manifestation de l’IMA à Paris. Il me demanda d’interpréter un morceau de cette nouba dans la version que je connaissais. J’ai exécuté sur un piano droit une pièce classée m’çaddar chez nous, intitulée «ya ‘ûchchaq», en interprétant la pièce en solo vocal. Arrivé au 4ème vers (matlaa), il est dit dans la chanson : «hadriya min madinat fas, min al qûsûr al-‘aliyya». Au même moment mon auditeur avait les yeux mouillés. Me retournant vers lui, je le voyais attristé devant la situation absurde où, venant d’Algérie, je chantais les filles de Fès, à un moment où nos pays se tournaient le dos. 
Enfin, Votre Majesté, je ne peux m’empêcher de vous dire, (mais cela s’adresse à toute la communauté du Maghreb, classes politiques et société civile comprises), que si le Maghreb est une réalité anthropologique, il reste néanmoins hypothéqué par un contexte conjoncturel dont la durée n’aura été, je l’espère, qu’un court moment dans notre histoire commune : à l’heure des mouvements browniens qui scandent le politique, celui des alliances et des contre-alliances souvent contre-nature, voire autodestructrices et dont le seul mobile consiste à sauver sa peau face aux aléas d’une mondialisation débridée, il faut se ressaisir sous peine de se perdre en chemin. Le message qui est le mien n’est pas un satisfecit pour mon pays ni une désaffection à l’égard du vôtre. Je m’adresse à nous, comme à Votre Majesté en tant que citoyen du Maghreb, encore une fois. 
Là où le bât blesse, c’est le Sahara occidental. Pensez-vous que l’autonomie d’un Sahara occidental exsangue serait dommageable au peuple marocain ? Considérant que nos pays, avec leurs frontières (dont on sait dans quel contexte elles ont été tracées), ne pourront jamais sortir la tête de l’eau s’ils ne fédèrent pas leurs ressources, leurs compétences et leurs expériences, l’indépendance de ce peuple sahraoui pourrait être l’occasion de revoir notre copie quant à l’urgence de bâtir un Maghreb des peuples et non des Etats, car ces derniers ont failli à leur mission, me semble-t-il. Il est tout de même aberrant, en effet, que le Maghreb n’a jamais cessé d’exister que depuis nos indépendances respectives. Les historiens savent que dans la quasi-totalité des cas, ces ratages relèvent des egos et des mesquineries politiciennes des chefs. Le monde nous interpelle pour nous mettre au niveau des défis qui nous attendent. 
Il ne s’agit pas de notre destin, mais de celui de nos enfants et de nos petits-enfants. L’Algérie est souvent conspuée par certains de vos sujets, que je rencontre dans les manifestations scientifiques. Le nombrilisme de certains d’entre eux évoquant la culture de l’Etat dont ils sont pourvus et dont nous serions orphelins relèvent de cette plaidoirie pro domo contre-productive, sachant que nous sommes dans le même bateau, sur la longue durée s’entend. L’Algérie ne peut être considérée comme l’ennemi majeur de votre peuple, car ce n’est pas vrai. Ce qui est vrai, en revanche, au nom de l’histoire, est une évidence qui crève les yeux : quand les instances internationales au tout début des indépendances africaines à l’orée des années 60, ont décrété que seules les frontières issues de la décolonisation sont à prendre en considération, c’était pour ne pas s’engager dans des guéguerres sans fin. Au surplus, le concept de frontière territoriale est une invention de l’Etat-nation européen et du capitalisme à l’avenant. Ce concept à été importé en Afrique par l’Europe coloniale, certes. Toutefois, imaginez la mise en cause de ce compromis ? Cela voudrait dire qu’on revient au système des réseaux entretenus par les familles royales. Dans cette hypothèse la planète entière s’en trouverait détricotée, les Provinces Unies (Hollande, Belgique, Luxembourg) seraient revendiquées par l’Espagne des Habsbourg, au nom de l’allégeance de ces pays à l’égard de Charles Quint. 
Même la Belgique pourrait être revendiquée par la France d’avant 1830. Concernant nos pays, les choses ne sont pas plus simples : le Sahara occidental était occupé par l’Espagne en 1884, puis abandonné en 1975. Des concessions plus anciennes avaient été données au Portugal sur la côte atlantique. Jacques Berque dans son livre «Ulemas, fondateurs insurgés du Maghreb, XVII siècle (Sindbad, 1ère édition 1999)», rappelait un épisode où un «fou de Dieu» de Béni-Abbès, gendre de Sidi Cheikh des plateaux algériens, nommé Abou-Mahalli, a levé des troupes pour combattre le royaume Saadien de Marakech dans le but de libérer Mogador des mains des Chrétiens. L’histoire a tourné court à l’évidence. Notre propre Sahara, notamment le Touat, n’a été occupé par l’administration militaire qu’au début du 20ème siècle, soit 70 ans après le débarquement à Sidi Fredj. Les historiens savent que jusqu’à cette date, et notamment pendant les combats livrés par les populations des Ksours contre l’armée conquérante, les notables locaux (naqib) demandaient à Moulay Abdelaziz ce qu’ils devaient faire (continuer à se battre et mourir ou capituler), la réponse fut prompte : «Continuez à vous battre» et, en post-scriptum si j’ose dire, : «N’oubliez pas la mouna et le ochour». (cf. A.G.P Martin : «Quatre siècles d’histoire marocaine au Sahara de 1504 à 1902»). 
Cette région, durant la lutte de libération nationale, a été arrachée à la France par les Algériens alors que cette dernière voulait s’y installer au-delà des Accords d’Evian. L’histoire retiendra qu’avant l’arrivée des Français, la région était régie par le principe d’allégeance au contraire du principe de territorialité. Même chose du temps des Saadiens pour Bilad Es-soudan, c’est-à-dire tout le Sahel : si l’on devait réhabiliter le principe d’allégeance dans nos régions, le Maroc s’élargirait au sud-ouest de l’Algérie, à la Mauritanie, au Mali, au Niger, voir au Ghana. Il faut ajouter que la rupture d’allégeance du Touat à l’égard des Alaouites est plus récente (1902) que celle de Rio de Oro (1884). Si l’Algérie devrait admettre la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, il n’y a pas de raison pour qu’elle la refuse pour notre propre Sahara (oasis occidentales). Ainsi, nous irions vers une guerre suicidaire de cent ans … C’est pourquoi je pense, Votre Majesté, que les dispositions du droit international, celles de l’intangibilité des frontières issues de la décolonisation, relèvent de la sagesse. Les sympathies bien compréhensibles que vouent à votre beau pays et votre peuple magnifique certaines puissances occidentales, les libéralités touristiques, entre autres, qu’elles y trouvent, renforcent leur préférence pour votre pays tandis que, durant les décennies du socialisme de Ben Bella et de Boumediene, l’Algérie était le mal-aimé de ces puissances. C’est pourquoi, votre diplomatie a bénéficié des sympathies grâce auxquelles la question du Sahara a fait l’objet d’un statu quo lequel, quoi qu’il en soit, ne peut s’étendre indéfiniment. 
Les temps ont changé, ce qui est dans l’ordre des choses. Le temps de la raison et de la sagesse, de la fraternité retrouvée, s’impose à nous. Je prie Dieu que ma lettre citoyenne, celle du citoyen du Maghreb auquel je crois et que j’affectionne comme la prunelle de mes yeux, exorcise les quant-à-soi et les aveuglements politiciens, dont nos peuples se lassent de plus en plus. Je vous souhaite force et longue vie pour que vous conduisiez votre pays vers cette grande réconciliation intermaghrébine que j’appelle de mes vœux. 
*Professeur émérite de l’Université de Picardie Jules Verne

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