Deux années après les révoltes arabes de Tunis et du Caire le temps de l’enthousiasme cède le pas à celui de la réflexion. L’émotion doit faire place à l’analyse. Certes, personne ne regrettera les dictatures tombées, les tyrans défaits et les chapes de plomb qui étouffaient ces régimes bénéficiant d’une bienveillance affichée des démocraties occidentales. Mais, si la joie devant la trouille des dictateurs, leurs craintes d’être happé un à un devant une lame de colère contagieuse reste un souvenir heureux et ineffaçable, il serait aujourd’hui inapproprié de rester insensible aux nuages qui menacent ce qu’ont été ces formidables soulèvements sociaux et populaires. La joie indicible qui fut la nôtre ne peut à elle seule nous empêcher d’exprimer nos inquiétudes.
Bien sûr, ce qui s’est produit n’est pas réductible à une parenthèse et il n’est au pouvoir de personne de siffler la fin de la récréation ou le clap de fin de partie. Car des sociétés qui ont connu de tels bouleversements ne sont plus dociles et n’ont plus peur, car celle-là a changé de camp. Et le dentifrice ne rentrera plus dans le tube. Mais ayons garde qu’il ne soit piétiné, car les pesanteurs, la soif de revanche et les ambitions tapies dans l’ombre pourraient coaguler dans un sens tout à fait opposé au mouvement émancipateur d’origine. Le temps de la vigilance est donc arrivé. Avec ses exigences, qui imposent de resituer les événements dans la temporalité de l’évolution d’une zone culturelle et stratégique. Car, en quelques années, la région a été totalement bouleversée et le temps s’est accéléré sous l’impact de délitement et d’implosion internes et d’ingérences extérieures. Des tendances et des enjeux se sont confirmés et surplombent aujourd’hui l’évolution de l’ensemble de la région arabo-musulmane. La scène malienne s’en trouve également affectée.
Aucun analyste ne peut prétendre avoir prévu que des régimes aussi autoritaires que ceux de Ben Ali ou de Moubarak s’effondreraient en si peu de temps selon des modalités aussi peu conformes aux schémas traditionnels de la vie politique.
Absence de leader reconnu, pas de formes organisées s’incarnant dans un parti ou une structure militante, pas de programme, pas d’accumulation de luttes de masse. Juste un mot d’ordre et un désir : le départ des despotes et la fin de l’humiliation. Aucune chancellerie n’avait vu l’orage arriver. Aucun complot n’avait tiré les ficelles et organisé l’événement. Ces régimes se sont effondrés parce qu’ils étaient arrivés en fin de course, que la peur avait changé de camp et que les appareils répressifs ont joué l’avenir avec prudence en lâchant les pouvoirs en place.
Les despotes écartés, le temps de la reconstruction commença. Avec son cortège d’ingérences et de manœuvres. Les sociétés politiques apparurent sous leur jour le plus dépouillé. Les partis quasiment uniques, liés au pouvoir, avaient cantonné et toléré dans la société civile l’essentiel de la contestation. Les forces islamistes en avaient depuis longtemps pris le contrôle, profitant des insuffisances de l’état pour initier des activités de piété. Très vite elles apparurent comme la seule force organisée capable de jouer un rôle politique majeur et de canaliser la contestation. Elles bénéficiaient en outre d’un double atout. Leur statut incontesté de victimes de la répression des régimes tombés et de solides soutiens financiers internationaux provenant de régimes soutenant l’islam politique, au premier rang desquels l’Arabie saoudite et le Qatar.
Un des effets des Printemps arabes est d’avoir révélé comme incontournable dans la région la centralité des Frères musulmans, souvent flanqués de Salafistes refusant le cadre électoral pour la prise du pouvoir et prônant le recours à la violence. L’objectif des deux formations restant assez voisin dans leur volonté d’appliquer l’essentiel des principes de la charia à toute la société.
Très vite des consultations s’organisèrent. Processus constituant ici, législatives là. Partout le résultat fut le même. Raz-de-marée « islamiste », percée faible des forces laïques, progressistes et émancipatrices. Mais surtout organisation structurée d’un côté et émiettement, divisions ou joyeuse anarchie de l’autre. Combat inégal dont l’issue n’est pas forcément écrite d’avance, mais qui nourrit néanmoins de sérieuses inquiétudes. La situation qui émerge aujourd’hui vient de loin et reflète et sanctionne plusieurs décennies d’évolution politique de cette région.
En effet, en quelques décennies, cette zone arabo-musulmane a connu les pires dérives. Vaste ensemble de libérations et de constructions nationales, marquée par un fort sentiment antiimpérialiste, cette zone a été dévastée par plusieurs guerres. Le mouvement national a été défait. Les forces progressistes ou marxistes qui y jouèrent un rôle important dans les décennies cinquante et soixante ont été partout l’objet d’une répression
féroce et furent ciblées comme ennemi principal par les forces obscurantistes et religieuses qui montaient. L’islam politique et intégriste a tué plus d’Arabes que d’occidentaux. Le nouveau panorama politique qui émergea substitua à l’ancienne grille de lecture de nouvelles lignes de forces organisées sur un schéma qui fait la part belle aux affrontements ethnico-religieux. Ce basculement surdétermine les affrontements d’aujourd’hui et les rend moins lisibles vus d’autres continents. De la Palestine au Sahel, en passant par les pays du Maghreb, l’égypte, la Syrie, les pays du Golfe, une grille nouvelle s’est affirmée qui traduit la prise en otage par l’islamisme des conflits nationaux, ethniques, sociaux. La région est traversée par une opposition farouche et sanglante entre sunnites et chiites, eux-mêmes appuyés sur certains états. Une forme extrême – le salafisme – parfois alliée au djihad d’Al-Qaïda développe des actions antioccidentales dans l’espoir de conforter son prestige au sein du monde musulman et d’apparaître comme la plus résolue et déterminée, afin d’attirer à elle des segments de populations humiliées et victimes des politiques libérales qui se sont partout imposées dans la région.
Cette zone est devenue un vaste champ d’intervention militaire et de recompositions et d’ingérences politiques. Partout où les armes tonnent les états s’affaiblissent et sont livrés aux rivalités claniques avec lesquelles le business et les contrats prospèrent à l’ombre de paix fragiles. L’Irak et la Libye sont pillés par les affairistes peu scrupuleux qui s’entendent avec les potentats locaux. La Somalie est devenue un état failli abandonné aux bandes rivales se réfugiant dans l’enlèvement et la piraterie. Le Sahel est en passe de se transformer en une vaste zone d’insécurité dont l’attention ne se portera bientôt plus que sur quelques îlots de ressources hautement sécurisés sans considérations pour l’océan de misère qui l’entoure. Dans cette région, impérialisme, chaos et islamisme vont de pair, au grand malheur des populations.
Les printemps arabes sont au cœur de cette tourmente. Ils affrontent les dérives autoritaires des nouveaux pouvoirs et la montée des violences qui les accompagne. Des milices paramilitaires répressives apparaissent, tant en égypte qu’en Tunisie. Elles sèment la peur et tentent d’imposer un ordre nouveau dans l’espace public en s’attaquant aux libertés individuelles. Comme en Iran, des comités de bonnes mœurs surgissent en appelant aux principes religieux. Un pas nouveau, avec l’assassinat politique d’un leader de la gauche tunisienne, a été franchi. Le message est clair. Les progressistes doivent comprendre que le temps est désormais venu que s’instaure un pouvoir islamiste, par les urnes ou par la force, et que le « printemps » doit vite être oublié.
Depuis quelques années un tel modèle s’est mis en place au Maroc, en Turquie, en Iran, au Soudan, dans le Golfe. Les pressions sont fortes pour orienter les « révoltes arabes » dans ce sens. On a beaucoup disserté sur les modèles de références qui avaient inspiré les « printemps arabes ». Tour à tour furent mobilisés l’esprit européen de 1848, les transitions démocratiques d’Amérique latine des années 1980, puis le tournant à gauche de ce même continent dans les années 2000, puis les transitions de l’Europe de l’Est. On s’est interrogé sur le rôle qu’avait pu jouer la « question palestinienne », ou sur la dimension anti-impérialiste du mouvement. Mais au fur et à mesure que les événements se déroulaient ces explications perdaient de leurs pertinences car tout ramenait aux spécificités de la région, principalement au despotisme des pouvoirs et au poids de la chape religieuse.
On veut encore croire que tout n’est pas joué. Et notamment que l’immense espoir qui s’est levé pour plus de liberté et de dignité ne restera pas sans lendemain.
Michel Rogalski
RECHERCHES INTERNATIONALES, 12/03/2013
Soyez le premier à commenter