Entre la démocratie et le despotisme, il y a une station intermédiaire. C’est, selon un spécialiste, là où se trouve le Maroc de Mohammed VI.
“Mohammed VI déçoit ou rassure”. C’est par ce constat bipolaire que s’ouvre un essai passionnant du Pr Bernard Cubertafond, qui dresse le bilan de la première décennie de règne de Mohammed VI*. Selon le politologue français et spécialiste du Maroc, le roi “déçoit” ceux qui espéraient une rapide transition démocratique (c.à.d le repli de
l’institution monarchique sur une fonction symbolique, tandis que le pouvoir serait confié aux élus du peuple)… et “rassure” ceux qui redoutaient l’abandon du pouvoir royal absolu (aux yeux de ses adeptes, l’unique rempart possible contre l’anarchie, notamment islamiste). Pour autant, le bilan est en demi-teinte : si Mohammed VI n’a pas établi une démocratie à la Juan Carlos, il n’a pas restauré non plus un régime despotique à la Hassan II. Pour qualifier le régime monarchique actuel, le Pr Cubertafond parle de “démo-despotisme” : une “forme de despotisme éclairé tempéré par des éléments démocratiques ou pseudo-démocratiques”, qui se caractérise notamment par “une réalité juridique à mi chemin entre l’Etat de police et l’Etat de droit : une légalité fluctuante à la discrétion des pouvoirs royaux, administratifs et de l’argent, non une légalité définie par les représentants et garantie par une justice indépendante”.
L’analyse est particulièrement fine et intelligente… mais, néanmoins, quelque peu trompeuse. A l’en croire, en effet, le régime marocain se serait finalement stabilisé dans cette posture, grâce à une pratique réfléchie du “deux pas en avant, un pas en arrière, ou l’inverse” – autrement dit, les avancées et les reculs obéissent à un savant dosage visant à maintenir le statu quo “démo-despotique”. C’est là où je ne suis plus d’accord. Ce que le Maroc a vécu ces 10 dernières années, ce n’est pas “deux pas en avant, un pas en arrière, ou l’inverse” mais plutôt “deux pas en avant, un pas en arrière, puis l’inverse”.
D’un point de vue démocratique, la première moitié du règne de Mohammed VI a en effet enregistré quelques “pas en arrière” : désignation d’un Premier ministre – Driss Jettou – non issu des urnes, premières atteintes à la liberté de la presse (interdictions du Journal, Assahifa et Demain), etc. Mais les “pas en avant” étaient tout de même plus nombreux : proclamation d’un “nouveau concept de l’autorité” plus citoyen que sécuritaire, quasi-mise à plat des années de plomb via le processus IER, volonté de transparence des business privés de la famille royale, instauration d’une Moudawana révolutionnaire, louables efforts de gouvernance du gouvernement Jettou, élargissement sans précédent du champ de la liberté d’expression, etc. Puis, quelque part au milieu de la décennie, la tendance s’est inversée.
Les “pas en arrière” sont devenus plus fréquents et plus nombreux : dérive policière, d’abord justifiée par la lutte antiterroriste avant de devenir une dynamique autonome, domestication de la scène politique, phagocytée par un nouveau parti du Palais, problèmes de gouvernance mis en lumière par des rapports internationaux de plus en plus défavorables, hégémonie et opacité croissantes des business royaux, musellement puis étouffement progressif de la presse indépendante… Quant aux “pas en avant” du Pouvoir, ils sont aujourd’hui de plus en plus rares : poursuite de l’effort d’infrastructures, quelques réformes techniques salutaires comme le nouveau Code de la route… et quoi d’autre, au fond ?
Au Maroc, le “démo-despotisme” n’a été qu’une séquence – une séquence dont nous sommes en train de sortir. Avant elle, il y a eu une séquence de volonté (ou du moins d’espoir) démocratique. Et après elle… Si la tendance en œuvre depuis quelques années se poursuit, il faudra, pour qualifier la prochaine séquence, abandonner tout simplement le préfixe “démo”. Au Maroc, cela dit, rien n’est jamais sûr. C’est le propre des régimes extrêmement personnalisés : leur premier facteur d’évolution n’est pas systémique, mais humain. Or, rien n’échappe plus aux grilles d’analyse que le facteur humain, par essence imprévisible. Le pire est probable, mais il n’est pas garanti. Le meilleur est improbable, mais il n’est pas exclu…
* Bernard Cubertafond, Le démo-despotisme de Mohammed VI, in Annuaire français de relations internationales, volume XI, La documentation française, 2010.
Ahmed Réda Benchemsi
Tel Quel, 23/10/2010
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