“De l’âge indiqué sur le passeport, ne vous fiez pas”, lance-t-il en le rendant. Dans ce document marocain qui, pour lui – Sahraoui de pure souche – n’a aucune validité, on peut lire qu’il est né en 1930. Mais les siens, tout en feuilletant le passeport en question, évoquent près de cinq de plus. En tout cas, il a bien l’aspect d’un octogénaire.
Tout le monde à Laâyoune (capitale occupée du Sahara Occidental, ndds) connaît Deida-Da Yasid ; tous les Sahraouis lui professent le respect. À chaque fois qu’il entrait dans n’importe quelle khaïma du camp de Gdeim Izik, tout le monde se levait ; on courait lui baiser la tête, leur façon à eux de montrer leur respect aux personnes âgées. Il n’y passait jamais la nuit, mais on l’y trouvait à toute heure, voire la nuit tombée. Il y venait tous les jours depuis la ville avec son fils. Ce même fils avec qui il a débarqué, il y a deux jours, en Grande Canarie.
Il nous reçoit chez l’un des Sahraouis résidant ici depuis des années. Il dort de son long par terre, dans le salon, enveloppé dans une couverture. C’est un vieux qui inspire la tendresse. Mais une fois réveillé, il arrange sa chevelure puis s’assoit, agile, pour parler avec les voisines venues le saluer, qu’on entend rire aux éclats à ses dissertations sur les tribus sahraouies – selon elles m’expliquent plus tard – et rajeunit. Lorsqu’il vous montre du doigt, et vous cloue le regard, on dirait un gosse. Et il répond ainsi à toutes les questions.
Des fois, par une autre question. S’il y a plus de deux Sahraouis morts ? “Et où sont alors tous ceux qui manquent?”
Deida-Da veut parler. Au nom de sa fille, qu’on a frappée. De son petit-fils emprisonné. De celui qui ne sait pas où il est. Des plus de 20 000 personnes qui formaient ce camp qu’on dénommait aussi Camp de la Dignité. De tous les enfants qui sont toujours dans des bras inconnus –tandis que leurs familles passent des messages avec leur description –, en attendant de retrouver leurs parents. Où sont-ils ? Voilà les questions de Deida-Da.
Le jour où l’armée marocaine a reçu l’ordre d’entrer à sang et à feu dans cette mer de khaïmas, et de venir à bout de la protestation pacifique – à la surprise de certains, quoique le gouvernement savait déjà qu’il n’y aurait pas de représailles de la part de la communauté internationale –, le vieil homme était chez lui à Laâyoune. À six heures du matin le portable le réveille. Avant de se coucher, raconte-t-il, plusieurs agents de police lui ont rendu visite. “Je leur ai dit que, quitte que quitte, s’ils entraient chez moi je les fusillerais, qu’ils appellent s’il était nécessaire et que nous sortirons pour parler, mais que s’ils forçaient ma porte, j’userais des armes que j’ai, et ils savent que je ne plaisante pas, pour cela ils ne sont jamais revenus”, se rappelle-t-il. Et il convainc.
En tant que leader de son peuple, au moins, en tant que personne âgée respectée, ils ont pu vouloir alerter, d’une certaine manière par cette visite, ce qui était sur le point de se passer. Durant les deux affrontements auxquels a mené le démantèlement, lorsque tant de portes ont été forcées à coups de pieds, ils ne sont en effet pas passés par chez lui. Mais si maintenant il est en Grande Canarie, c’est parce qu’il s’est peu à peu rendu compte qu’on “voulait le mettre de côté”, dit-il. “Quelqu’un a dit que c’était nous qui faisions passer les étrangers au camp et mon fils est demeuré trois jours caché ; quand il est réapparu chez moi, nous sommes venus en Grande Canarie.”
Depuis ici, il veut faire ses papiers de naturalisation, malgré qu’il inculpe l’Espagne de quelque chose : “Je ne peux pas rentrer maintenant car l’Espagne ne garantit pas ma sécurité.” Il sort alors de son dossier un autre document, celui du ministère de la Défense espagnol, où l’on lit “Unité des Affaires Sahraouis et Caisse des Pensions”, et une ligne plus bas : “Carte d’Identité Garde Juré, a prêté des services à Zoco Bocalitos Apolico”. Pension : 270 euros.
Deida-Da fut soldat espagnol. Quoique plus tard il ne se soit pas enrôlé dans les rangs Front Polisario. Il est demeuré dans sa terre, attendant une solution pacifique et le fait d’avoir dû partir à son âge lui rompt le cœur. Pour cela, malgré qu’il vient d’affirmer qu’il n’a aucune garantie pour sa sécurité là-bas, il renchérit : “Mais bien que je n’aie pas la nationalité je veux retourner, je me sens très mal.”
Des derniers jours passés à Laâyoune, il ne peut parler que d’arrestations quotidiennes. “On arrête des gens sans cesse, on veut les éliminer, que ceux qui restent aient peur et prennent la fuite.” Et lui ? Craint-il ce qui pourrait se passer ? “Non, les gens n’ont pas peur, ce qu’ils n’ont pas c’est des armes et ils ne vont pas sortir à mourir ; nous avons fait ce que nous pouvions, il vaut mieux faire un pas en arrière et que ceux de Tindouf fassent ce qu’ils peuvent maintenant, ou les journalistes, les ONG, qu’ils viennent voir ce qui se passe”, propose-t-il.
Voilà son analyse de la situation. La peur, à son avis, c’est le Maroc qui l’a. Pour cela il s’attendait “d’une part” que la situation au camp tourne tel qu’elle a tourné. Pour Deida-Da – parle la voix de l’expérience –, cette protestation est “ce que les Sahraouis ont fait de mieux”, et maintenant, “le Maroc sait que tous veulent la liberté”. C’est-à-dire – poursuit-il son argument –, “avant, le Maroc pensait que les indépendantistes étaient tout au mieux un 5 %, les militants, mais quand on nous a vus tous unis, main dans la main, on n’en revenait pas ; cela n’était jamais arrivé, pour cela on nous accuse de terrorisme et tous ces mensonges, afin que personne ne voie que nous sommes tous unis autour d’un même mot”. La Liberté, évidemment.
Mais la liberté brille par son absence ces jours-ci à Laâyoune. Au moins, pour une partie de la population, les Sahraouis. Pour cela, dit le vieux, la cohabitation avec les Marocains s’est aussi brisée. “C’est terminé, chacun pour soi, parce que plusieurs, qui ont été nos voisins durant 35 ans, ont raconté à la police où étaient cachés certains Sahraouis, voire ont participé au harcèlement. Et tout ce qu’on avait partagé pendant tout ce temps ? Où est resté tout cela ?”, demande-t-il de nouveau.
Il n’y a pas de liberté, pas d’espoir ni en l’Espagne ni en aucun organisme international – “il se fait tard que l’ONU tarde en sorte, c’est un occupant de plus” –, pas de cohabitation. Mais il insiste pour terminer : il n’y a pas de peur non plus. “Nous n’avons plus peur, il ne nous reste plus rien à faire, sauf aller en guerre ; peu importe qui est le plus fort, il ne reste a plus rien à dire, nous voulons lutter, tous, voire moi-même. Pour tenir une arme je ne suis toujours pas vieux.” La force d’un gosse et l’épuisement de 35 ans de soumission. Mais il ne se rend pas.
Laura Gallego, 27/12/2010
GUINGUINBALI, 27/12/2010
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