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  • Algérie : Le long été des juges

    Les grosses affaires de corruption en cours ont chamboulé tout le calendrier de vacances du corps judiciaire. Cette année, magistrats et procureurs sont contraints de programmer et d’aménager leur temps de repos en fonction des dossiers explosifs qui défilent les uns après les autres.

    Abla Chérif – Alger (Le Soir) – La situation exceptionnelle est installée depuis un moment déjà, «car même les week-ends traditionnels ne s’octroyaient plus de manière systématique», nous fait-on savoir dans le milieu. «Dans les tribunaux où se concentrent le plus grand nombre de ces affaires, les juges et procureurs étaient parfois forcés de se reposer durant la semaine lorsque rien de spécial n’était programmé. C’est nécessaire, un droit, certains passent parfois près de quarante-huit heures consécutives dans leur bureau.

    Plusieurs cadres et hommes d’affaires ont été placés en détention provisoire vers cinq ou six heures du matin. Cela s’est fait y compris les vendredis, vous vous souvenez pour Hamel, c’est ce qui s’était passé. Les vacances, c’est tout autre chose. C’est, encore une fois, un droit puisque ce sont des fonctionnaires, mais le planning est différent».

    La charge d’établir ce programme de vacances revient au procureur général qui a, cependant, déjà libéré «une première vague de magistrats» spécialisés dans les dossiers civils. Une formalité, nous dit-on, car les juges en question ne sont pas tenus par cette situation d’exception.

    Cette catégorie est d’ailleurs la seule à bénéficier annuellement de congé octroyé de facto, généralement appelé vacances de l’année judiciaire, car n’étant pas tenus par des dossiers concernant des clients en détention. Ces derniers sont en charge des magistrats spécialisés dans le pénal ou criminelle, appellation spécifique qui caractérise justement les gros dossiers de corruption qui se déversent sur le tribunal de Sidi-M’hamed et la Cour suprême. Il y a plus d’un mois, le procureur général a mis en place une équipe spécialisée pour faire face aux dossiers qui pleuvent et transmis par les enquêteurs de la gendarmerie de Bab J’did ou ceux de la police judiciaire. Des couples de juges et de procureurs ont été formés pour assurer la continuité de la gestion des affaires et permettre aussi de dégager des heures de repos aux concernés. Certains, apprend-on, ont déjà eu droit au précieux titre de congé, mais cette année, les jours octroyés n’excéderont pas quinze ou vingt jours.

    On apprend, également, que plusieurs congés ont été différés et ne seront délivrés qu’aux mois de septembre ou octobre prochains. La même situation prévaut au niveau de la Cour suprême où défilent, depuis de longues semaines, un nombre impressionnant d’anciens ministres, Premiers ministres, walis et ex-secrétaires généraux de ministères.
    Le lieu est aussi celui où se succèdent les fourgons cellulaires transportant les anciens dirigeants mais aussi celui où sont sommés de se présenter d’anciens ministres et walis placés sous contrôle judiciaire. Trois anciens membres de l’exécutif d’Ouyahia et un ministre de Bédoui ont été sommés de signer régulièrement un procès-verbal devant le magistrat en charge de leur dossier.

    Il s’agit de Abdelghani Zaâlane, Karim Djoudi, Amar Tou, et de Abdelkader Benmessaoud, actuel ministre du Tourisme. Dans les communiqués rendus publics, la Cour suprême n’a pas précisé à quelle fréquence devait s’effectuer cette procédure.

    «Le P-V peut être signé toutes les semaines, tous les quinze jours ou une fois par mois, c’est le juge qui décide», explique un avocat, avant d’ajouter : «Mais tout ceci veut dire que l’équipe en place et qui gère les dossiers de corruption reste mobilisée malgré les vacances car la mise sous contrôle judiciaire ne veut pas dire que le client est libre, c’est la frontière entre la liberté et la prison, le client a été inculpé, mais l’instruction se poursuit.
    La même situation vaut pour les tribunaux où doivent pointer les cadres et secrétaires généraux des ministères, car la Cour suprême n’est concernée que par les ministres et les walis.»

    Abdelkader Zoukh figure ainsi parmi les personnes sommées de rendre visite au juge régulièrement au niveau de cette haute instance de justice.
    Près d’une quarantaine de cadres, fonctionnaires ou responsables d’entreprises de montage automobiles doivent se soumettre à la même règle dans les juridictions de leur circonscription. Dans cette longue liste, se retrouvent également les noms des épouses de Abdelghani Hamel, ancien patron de la DGSN, et de Hamid Melzi, ancien directeur général de Club-des-Pins.

    En marge de ces procédures, la justice est appelée à procéder incessamment à la réouverture de dossiers brûlants. La Cour suprême a, en effet, récemment fait savoir qu’il s’agissait des dossiers Khalifa et Sonatrach II.
    La procédure implique un renvoi de ces affaires vers le tribunal ayant eu à les étudier précédemment, mais «il est aussi tout à fait probable que la Cour suprême désigne une autre équipe, ou un autre tribunal pour prendre en charge les dossiers».

    Dans le cas Khalifa, apprend-on, la nouvelle enquête ne visera qu’un seul point, un seul volet de l’affaire considéré comme mal pris en charge ou «bâclé» «car il y a déjà eu condamnation et cassation mais que l’enquête n’a pas pris en charge le témoignage d’une personne précise». La procédure qui concerne l’affaire Sonatrach II est, en revanche, totalement différente de la précédente.

    Dans ce cas-là, on peut effectivement parler de «réouverture» car «l’affaire a été instruite une seule fois puis classée, les principaux mis en cause, parmi lesquels Chakib Khelil, n’ont jamais été convoqués».

    Contrairement à l’affaire Khalifa, où la Cour suprême a appliqué son droit de procéder à une nouvelle instruction sur les zones d’ombre décelées, la décision de rouvrir le dossier Sonatrach II émane du ministre de la Justice (la décision fait également partie des prérogatives du chef de l’Etat), «qui estime que le loi n’a pas été appliquée».

    A. C.

    Le Soir d’Algérie, 24 jui 2019

    Tags : Algérie, dialogue, corruption, juges, justice,

  • Les USA sur la justice au Maroc : « Indépendance zéro » en politique et en liberté de presse

    Dans un câble envoyé le 24 août 2009, le numéro 2 de l’Ambassade des Etats-Unis à Rabat, Robert Jakcon, affirme que la justice n’est pas indépendante et ne jouit pas de la confiance publique. Elle est même une entrave au développement du pays.

    El País, 20/12/2010

    Le manque d’indépendance de la justice entrave le développement marocain

    « D’autres pays ont recours à l’armée ou à la police pour contrôler la politique, mais au Maroc, nous utilisons le système judiciaire »

    La justice au Maroc n’est pas indépendante et les magistrats sont souvent incompétents. La mauvaise performance du Troisième Pouvoir est un « obstacle au développement du pays ». « L’utilisation systématique de l’appareil judiciaire pour atteindre des objectifs politiques sape également les efforts louables pour promouvoir la réforme de la justice et la transparence. »

    Après avoir consulté plusieurs personnalités et experts, y compris des juges et des procureurs en activité, l’ambassade des États-Unis à Rabat a dressé, fin août dernier, une sombre description du fonctionnement de la justice au Maroc. Abelaziz Nouyidi, avocat et défenseur des droits de l’homme, résume une opinion généralisée: « Lorsqu’il s’agit de politique, l’indépendance [de la justice] est égale à zéro. » Lorsqu’il est question de presse, l’indépendance est égale à zéro. Dans les autres cas, il y a plus de place pour l’indépendance, mais pas beaucoup. « 

    Nouyidi se souvient qu’il était dans le bureau d’un juge lorsqu’il a reçu un appel du ministère de l’Intérieur. Le magistrat a expliqué au téléphone qu’il a obéït: « La sentence a été ce que vous vouliez ». Plus dure encore, un procureur a confessé à l’ambassade américaine: « D’autres pays ont recours à l’armée ou à la police pour contrôler la politique, mais au Maroc, nous utilisons le système judiciaire. »

    Arrêté après avoir gagné aux urnes

    De nombreux exemples le corroborent. Said Yabou, du parti Istiqlal dirigé par le Premier ministre, a été élu en 2009 par les conseillers de Youssoufia, banlieue de Rabat, face à un candidat du Parti pour l’Authenticité et la Modernité fondé par Fouad Alí Himma, grand ami du roi Mohamed VI. . Immédiatement après avoir remporté le vote, Yabou « a été arrêté, transgressant la procédure judiciaire et inculpé de fraude ». « Il a rapidement été déclaré coupable, condamné à deux ans de prison et a perdu » le poste de maire. Ce qui s’est passé « montre comment le système judiciaire peut être utilisé pour atteindre des objectifs politiques », indique le rapport de l’ambassade.

    Pour convaincre les juges de suivre les instructions, le ministère de la Justice « n’a pas de déranger » l’équivalent marocain du Conseil général de la magistrature en Espagne. « Si le ministère veut punir un juge pour son indépendance (…), il suffit de le nommer dans une position non désirée, quelque part dans le désert, et de l’empêcher de gravir les échelons », explique un magistrat.

    « La capacité du ministère de la Justice à promouvoir ou à transférer les juges les empêche de contredire les instructions de l’autorité même lorsque la sentence qu’ils étaient sur le point de prononcer est conforme à la loi », écrit le Chargé d’Affaires. Le ministre de la Justice, Mohamed Taieb Naciri, est également un ministre appelé de « souveraineté », c’est-à-dire nommé directement par le roi Mohamed VI.

    Non seulement le ministère de la Justice exerce une influence sur les juges, mais la Cour suprême et ceux qui « ont accès ou les amis du palais royal », assure l’avocat Abelaziz Nouyidi. Le degré de perversion de la justice est tel que « lorsque les juges ne reçoivent pas d’instructions explicites au sujet d’une affaire, ils agissent généralement dans le sens des préférences du ministère », a déclaré l’avocat Nouyidi.

    Des juges dociles

    Non seulement le poids décisif du ministère nuit à l’indépendance des juges. Filali Meknassi, de la branche marocaine de Transparency International, « souligne que la propension croissante à la corruption a rendu les juges dociles et ne se plaignent pas lorsqu’ils reçoivent des instructions d’en haut ». À la fin de sa carrière, un juge peut percevoir 3.050 euros par mois, mais ce salaire n’est pas lié au magnifique train de vies dont jouissent de nombreux magistrats, explique Meknassi de Transparency International.

    Enfin, l’incompétence des juges est un autre obstacle qui entrave leur indépendance. Un magistrat a reconnu aux diplomates américains qu ‘ »un nombre étonnamment élevé de juges ne connaissent pas suffisamment la législation pour l’appliquer correctement (…) ». Ils utilisent les directives du ministère de la Justice comme une « béquille » pour compenser leurs carences.

    Bien que le rapport ne le rappelle pas, l’absence pendant de longues années d’entreprises de construction espagnoles au Maroc a pour origine une décision de justice. En 1996, l’Autorité portuaire marocaine a confié à FCC la construction à Agadir d’un quai, l’extension d’un autre et un contre-pilier pour un montant de 20 millions d’euros financé par un bon prêt espagnol.

    En 1998, alors que 80% du contrat était exécuté, le ministère des Travaux publics marocain avait mis en doute la stabilité des quais, ce que FCC nie, a paralysé le travail et confisqué le matériel. La société espagnole a poursuivi l’Autorité des ports pour rupture de contrat devant le tribunal administratif d’Agadir et a été condamnée à une amende de 11 millions d’euros en 2001. Le verdict a provoqué la fuite des entreprises de construction espagnoles.

    L’ambassade américaine a également reproché au ministère de la Justice de s’être adapté, entre 2003 et 2008, à « la présence croissante des salafistes [islamistes radicaux] dans les prisons, leur garantissant de plus en plus de privilèges », selon un rapport exhaustif de mai 2009. L’évasion, en avril 2008, de neuf prisonniers islamistes concernés de la prison de Kenitra a incité le roi à transférer l’administration pénitentiaire du ministère de la Justice à la présidence du gouvernement, ce qui, dans la pratique, l’a rendu encore plus dépendant du palais, et il a désigné un ancien directeur de la police, Moulay Hafid Benhachem.

    Trafics dans les prisons

    Il a « mis fin à la politique d’apaisement avec les prisonniers salafistes – concentrés à Tétouan, Salé et Casablanca – qui avaient obtenu des privilèges sans précédents », rappelle le rapport. Malgré tout, « ils ont toujours un accès facile aux téléphones portables » et profitent des trafics dans la prison. « Avec le soutien de Mohamed VI et un budget plus généreux, Benhacem a amélioré la sécurité, augmenté les rations alimentaires et lancé un ambitieux programme de construction de bâtiments bien que les problèmes persistent », souligne l’ambassade.

    Quels sont les problèmes? Il y a un an, il y avait 60 000 prisonniers dans les 59 prisons marocaines, – environ un millier d’islamistes -. Ils disposaient de 1,6 mètre carré par personne alors que l’objectif était de l’étendre à trois mètres. Les normes internationales stipulent neuf mètres par condamné. L’Etat marocain a dépensé 0,75 centimes d’euros par jour pour chaque prisonnier. Près de la moitié des prisonniers étaient en détention préventive. D’où le surpeuplement atténué seulement par les grâces massives accordées par Mohamed VI à l’occasion des grandes fêtes religieuses.

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